La revue N° 24










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N° 24 - Octobre 1988
Nous repartîmes le lendemain et nous fûmes deux jours à
traverser les Ardennes. C'est un des plus singuliers pays de
l'Europe, vaste forêt dont les histoires de l'ancienne
chevalerie ont fourni à l'Arioste de si belles pages au sujet de
Bayard.
Au milieu de cette immense forêt, où l'on ne trouve pas une
ville, et qu'il faut cependant traverser pour se rendre d'un
pays dans un autre, on ne trouve presque rien de ce qui est
nécessaire aux commodités de la vie.
On y chercherait en vain des vices et des vertus, et ce que
nous appelons des m?urs. Les habitants y sont sans ambition et
ne pouvant avoir des idées justes sur le vrai, ils en confortent
de monstrueuses sur la nature, sur les sciences et sur le
pouvoir des hommes qui, selon eux, méritent le titre de savants.
Il suffit d'être physicien pour y être réputé astrologue et
surtout magicien. Cependant les Ardennes sont assez peuplées car
on m'a assuré qu'il y a douze cents clochers. Les gens y sont
bons, complaisants, et surtout les jeunes filles ; mais en
général le sexe n'y est pas beau. Dans ce vaste canton
entièrement traversé par la Meuse, se trouve la ville de
Bouillon, véritable trou ; mais de mon temps c'était le plus
libre d'Europe. Le duc de Bouillon était si jaloux de sa
juridiction, qu'il préférait sa prérogative à tous les honneurs
dont il aurait pu être l'objet à la cour de France (a).
(a) Var. :
Nous nous mîmes à rire lorsque l'hôtelier d'une misérable
auberge nous recommanda un café récolté dans les Ardennes ; nous
dûmes en goûter et nous assurâmes qu'il avait un goût excellent.
En réalité, ce n'était pas du tout du café, mais un simple
mélange d'avoine brûlée, d'orge et de froment. Pour qui ne
connaît pas le pur moka, tout est café, et même celui des Indes
occidentales n'est pas pur.
CASANOVA. Mémoires, Tome II
(1756-1763), Edit. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
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